GOREE: UN TEXTE DE JORDAN TATE écrit en 2008

« GOREE ».

Voguant sur le bleu calme d'une splendide journée
d'été, mes yeux dans les vagues je voyais la
prison se rapprocher de moi.
Aujourd'hui je quittais mon pays pour partir vers
l'inconnu, sans l'avoir voulu ni décidé, je
n'avais plus de nom, je n'avais plus d'histoire,
juste un matricule qu'ils m'avaient donné : Eux
les puissants, les fortunés, ce qui dominaient la
planète, une race supérieure à ce que l'on
m'avait dit.
Avant cela j'ignorais qu'il existaient d'autres
lieux que le Sénégal et son soleil de feu, ses
dunes et ses tam-tams.
Je revoyais encore ma Mère faisant des offrandes
de lait caillé et de céréales aux Dieux,
offrandes qu'elle jetait dans ces vagues
veloutées qui aujourd'hui m'emmenaient loin de ma famille.
Je revoyais ma soeur dansant au soleil couchant
sur les tam-tams de mon Frère aîné, insouciante
belle et fragile, regardant cet horizon, cet
océan qui plus tard était devenu la porte ouverte
aux démons blancs : Les puissants qui avaient
fait de nous du bétail, ces diables que l'on
appelait Négriers.
Mon esprit était confus, saturé...Avais-je vu et
vécu tout cela? Ou n'était-ce qu'un rêve?
Pourtant j'entendais encore les pleurs de ma soeur
dans la cellule des jeunes filles, je ressentais
encore la douleur des chaînes enserrant mes
poignets et mes chevilles, je revoyais encore le
soleil meurtrissant mes pupilles lors des uniques
sorties journalières dans la cour.
J'étais devenu un prisonnier, coupable d’un seul
crime: Coupable d'avoir la peau noire.
Je me revoyais enfermé dans cette minuscule pièce
sombre comme un animal à l'abattoir, avec une
dizaine d'autres gars, des voisins, des cousins,
parfois des amis ou des frères, dont la plupart
avaient perdu l'esprit et regardaient dans le
vague à longueur de journée, car les démons
blancs leur avaient volé leurs âmes.
Certains s'étaient rebellé avec le dernier
vestige d'humanité et de fierté qui subsistait
encore en eux, on les avait envoyés dans la
cellule des récalcitrants, où un minuscule trou
leur permettait de respirer. Certains y
mourraient, incapables de trouver l'oxygène qui
leur fallait. Des paquets de corps couchés les
uns sur les autres...
D'autres affaiblis et malades seraient
probablement abattus à l'arrivée des bateaux,
jetés aux requins, ne servant plus à rien.
Rester éveillé!
Je devais rester éveillé, pour ne pas sombrer, me
rappeler pour rester celui que j'étais, me
souvenir de nos croyances, que l'on m'avait
pourtant interdites, car faisant partie de mon
identité:
Je revoyais les sorciers tentant de chasser les
"reteneurs d'eau« . Je revoyais aussi les
récoltes et les enfants courant dans les champs,
ceux là même qui avaient été enfermés loin de
leurs parents. J'entendais leur plaintes alors
qu'ils étaient séparés, si près et pourtant si
loin, séparés par quelques centimètres de béton,
enfermés dans un couloir si étroit et si sombre,
cette galerie de la maison des esclaves dans
laquelle résonnaient toujours leurs larmes pour
ces pères, ces mères, ces frères et ces soeurs
qu'ils ne reverraient jamais. Ce coulisse où
resteraient présents à jamais les vestiges de ce
cauchemar.
Le jour du grand départ certains seraient envoyés
vers le nouveau monde, d'autres à Cuba, d'autres
en Haïti, avec pour toute possession un matricule
qui ferait d'eux des fantômes.

Je sentais les vagues cogner contre la coque,
preuve que tout ceci n'était pas seulement un
rêve...
A nouveau, je voyais ma soeur accepter de se
donner à un négrier pour sa liberté, engendrant
le fils de son ennemi et du démon pour rompre ses
chaînes.
Les premières rumeurs de peste qui avaient couru
et les premiers cas, les cadavres jonchant les
marches de la maison des esclaves et l'odeur
pestilentielle.
Je revoyais ce soleil me brûlant les yeux, cette
douleur vive alors qu'entrant dans le couloir du
voyage sans retour je tentais d'apercevoir mes
futurs acheteurs, accoudés là, près de leurs
appartements grand luxe au dessus de notre
misère.
On m'avait palpé comme du bétail, acheté comme un
boeuf, et conduit vers un bateau qui devait
m'emmener en Louisiane.
Je revoyais les rebelles tentant de s'échapper,
et se jetant à l'eau avec leurs chaînes abattus
par les gardes, dévorés par les requins, la mer
aux couleurs de sang.
Les faibles et malades, ceux qui pour les blancs
n'avaient aucune utilité, donnés en pâture aux
carnassiers.
Je n'avais pas essayé de me battre, et je les
avais laissé m'emporter. J'avais alors aperçu
brièvement ma Mère et mon Père conduits sur deux
bateaux différents. Ce jour là, ils avaient
retenu leurs larmes, tentant de faire un signe de
leurs mains enchaînées, me disant de garder
confiance. J'étais monté dans ce bateau entendant
les cris des hommes dévorés dans la mer,
prisonniers des vagues avec ce fol espoir qu'un
jour je les reverrai.
Tout le long du trajet, j’avais fermé mes yeux,
évitant le regard de misère de mes compagnons,
leur expression vide, emplie d’un mélange étrange
de haine et de résignation, je ne pouvais m’y
résoudre, je ne pouvais penser que ce que j’avais
vu était une réalité existant dans ce que l’on
appelait « le monde civilisé ».
Autour de moi les odeurs de sang, de sueur et
d’urine des précédents esclaves envahirent mes
narines, au point que j’eus l’impression d’y voir
les fantômes des voyages du passé flotter autour
de moi en traînant leurs âmes brisées.
Puis, ma volonté vacilla peu à peu, au fil des
flots qui doucement m’éloignaient de ce qui avait
été ma vie et ma jeunesse, mes rires, mes
sentiments et mon âme.
Aujourd'hui je n’étais plus qu'un souvenir. Un
des nombreux esclaves emmenés loin de l'île de
Gorée là où plus de six millions de personnes ont
péri par la folie des hommes.

Jordan Tate-La tête dans les nuages.
Copyright © Jordan Tate.
Tous droits réservés.

La tête dans les nuages, recueil de textes et de nouvelles disponible sur 

http://www.lulu.com/spotlight/jordantatewrites

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